Voici Jacob, au début de ses tribulations. Il quitte ses parents, pour aller chercher femme dans sa famille maternelle. Presque comme son père, à qui on a trouvé une femme dans cette même famille. Mais surtout il s’éloigne de son frère qui a rongé par la perte de la bénédiction paternelle a résolu de le tuer.
Rabbi Jonathan Sacks, z’l, à propos de Jacob, pose une question importante : (Light in Dark Times (Vayetse 5781)
« Qu’est ce qui fait que Jacob, pas Abraham ni Isaac, ni Moïse, est le véritable père du peuple Juif ? Nous nous appelons la « maison de Jacob », les « enfants d’Israël ». Jacob/Israël est l’homme dont nous portons le nom. Pourtant Jacob n’est pas celui qui a initié le voyage Juif, c’est Abraham qui l’a fait. Jacob n’a pas eu à faire face à une épreuve comme Isaac, lors de la ligature. Il n’ a pas conduit le peuple hors de l’Egypte, ni ne leur apporté la Torah. Certes tous ses enfants resteront dans l’Alliance, à la différence d’Abraham et d’Isaac. Mais cela ne fait que repousser la question à un autre niveau. Pourquoi a-t-il réussi là où Abraham et Isaac ont raté
Pourtant Jacob commence plutôt moyennement : A sa naissance, il est le second et nommé comme tel : il est le talonneur, le suiveur de son frère en quelque sorte, le tordu, mais aussi celui qui rattrape, qui supplante. Homme de l’intérieur, de la tente, qui semble prendre le minimum de risque, homme simple, il obtient le droit d’ainesse par un moyen qui semble quand même contestable. Obtient la bénédiction paternelle par une tricherie. Certes là encore il n’a pas l’initiative, il ne fait que suivre la suggestion de sa mère. Mais c’est quand même plutôt moyen.
Et aujourd’hui, il a quitté son père et sa mère et s’aventure seul dans le monde, sans rien qui lui appartienne en propre à part ses vêtements et son bâton.
A la fin de la paracha, c’est son beau-père qu’il quittera, avec deux épouses, une famille nombreuse de 12 enfants, des troupeaux nombreux et des serviteurs. Un homme riche dans tous les domaines. Mais surtout un homme changé. Cet homme simple, qui restait dans la tente, dans les jupes de sa mère pour ainsi dire, est devenu un berger expérimenté, un père de famille. Celui qui a trompé son père, a été dupé par son beau-père. Celui qui a dépouillé son frère de son droit d’ainesse, s’est retrouvé en butte à la jalousie de ses beaux-frères. Il a été confronté à la rivalité de ses deux femmes, la souffrance de Léa et la frustration de Rachel.
Mais là il n’y est pas encore. Il est dans l’entre deux entre les tentes de ses parents, et la famille de son oncle, dans le monde sauvage. Et là Jacob fait sa première rencontre avec Dieu.
Notre texte nous dit, Jacob atteignit le lieu : וַיִּפְגַּ֨ע בַּמָּק֜וֹם . Non pas un lieu mais Le lieu, au moment où le soleil s’en va. Il s’agit d’un endroit défini, hamakom. Mais quel lieu s’agit-il ?
Notre tradition identifie ce lieu, comme à la fois le lieu de la ligature d’Isaac et l’emplacement de l’autel dans le Temple, mais encore l’emplacement de l’autel ou Noé fit son sacrifice à la fin du déluge, et aussi comme le lieu où Caïn et Abel construisirent chacun un autel pour le sacrifice. Ce serait même le lieu où Adam lui-même aurait construit un autel, et le lieu précis où il a été créé ! Maimonide (Mishneh Torah, Hilchot Beit Habechirah 2:2). Un lieu donc, tellement particulier, où le ciel et la terre se touchent sans doute, ou en tout cas s’approchent de si près l’un de l’autre, que l’esprit humain peut y voir les anges de Dieu monter et descendre sur une échelle qui est dressée sur la terre et dont le sommet touche le ciel. Au-delà de ça, Jacob a atteint Le LIEU . HaMakom ! Ce qui est un des noms de Dieu. Cet homme, très loin de la perfection, a atteint quelque chose du divin. Sans même sans rendre compte d’ailleurs. Contrairement à Abraham, il ne peut rencontrer Dieu en pleine conscience. Il lui faut le rêve pour cela. A son réveil seulement après avoir entendu la promesse de Dieu, il réalise ce qui s’est passé. En après coup. Et il tremble et construit là encore un autel. Et il a cette phrase remarquable : אָכֵן֙ יֵ֣שׁ יְיָ֔ בַּמָּק֖וֹם הַזֶּ֑ה וְאָֽנֹכִ֖י לֹ֥א יָדָֽעְתִּי « vraiment ,il y a Adonaï dans ce lieu et je ne le savais pas. L’hébreu dit « Moi, je ne le savais pas. » Grammaticalement, le וְאָֽנֹכִ֖, est superflu. Il montre une insistance, mais qu’ajoute-il au sens ? Rabbi Pinhas Horowitz (dans les Panim Yafot) donne comme réponse : comment savons-nous que Dieu est à cet endroit ? par : veanokhi lo yadati. Lu comme je ne connaissais pas le « je », le « moi ». Accepter de ne plus connaitre le « moi », pour laisser la place au Tu de la révélation. Mais pas seulement. Dans le songe Celui qui dit « anokhi » c’est Dieu. Jacob reconnait à ce moment qu’il ne connaissait pas Celui qui dit « anokhi ». Et il l’a rencontré et cette rencontre le change radicalement. A ce moment-là Jacob se décentre totalement, il n’est plus centré sur lui-même, mais sur ce que le lieu et le moment peuvent lui apprendre, et Dieu peut se manifester à lui et renouveler sa promesse.
On peut être intrigué par la « promesse » que Jacob fait. Qu’il commence d’ailleurs en parlant de Dieu à la troisième personne, en finissant par promettre un dixième de ses biens en offrande s’il rentre sain et sauf chez son père. Tiens, d’ailleurs, lui qui nous a été présenté comme un fils à maman, qui a trompé son père sur l’instance de celle-ci, souhaite rentrer chez son père. Peut être commence-t-il à se projeter dans une dimension de réparation vis-à-vis de lui ; En tout cas sa position a changé. Mais sa promesse semble tellement conditionnelle : « Si le Seigneur est avec moi, s’il me protège dans la voie où je marche, s’il me donne du pain à manger et des vêtements pour me couvrir; 21 si je retourne en paix à la maison paternelle, alors le Seigneur aura été un Dieu pour moi » ; comme s’il essayait de marchander. Rachi, à ce propos, rappelle que, quelque soit la promesse que Dieu fait, elle peut s’annuler si le bénéficiaire de la promesse s’en rend indigne par la faute et la transgression. Il voit ainsi dans la promesse de Jacob, non pas la marque d’un scepticisme ni d’un marchandage, mais une profonde humilité : Dieu a promis mais saurais-je me montrer digne de cette promesse ?
On peut y lire aussi le reflet du bouleversement qui s’opère en Jacob. Seul, loin des siens, il fait un rêve extraordinaire. Au réveil que reste-il ? Quelle réalité a un rêve quand on se réveille. Il accepte pourtant la promesse et l’engagement, en faisant de la pierre qui soutenu son rêve un autel mais garde une certaine réserve quant au résultat.
Jacob est un homme d’épreuve et combat. Un homme qui, à la fin de sa vie, aura passé sur la terre de la promesse bien moins de temps que son père Isaac, ou le père de son père, Abraham. Nous le voyons là au début de son voyage d’homme. Au commencement du chemin qui fera de lui non seulement un patriarche, mais l’homme dont nous portons le nom. Il ne le sait pas encore mais il sera le père des 12 tribus. Il ne le sait pas encore mais les épreuves les plus douloureuses de sa vie sont devant lui. Il ne le sait pas encore mais il mourra sur une terre étrangère. Il ne le sait pas encore mais il deviendra, malgré et avec ses défauts, celui qui a lutté contre ou avec les hommes et Dieu, Israël.
Aujourd’hui il a rêvé du lien qui unit la terre et le ciel. Il y a vu la souveraineté de l’Eternel. Il y a entendu la promesse de Dieu : « toutes les familles de la terre seront heureuses par toi et par ta postérité. 15 Oui, je suis avec toi; je veillerai sur chacun de tes pas et je te ramènerai dans cette contrée, car je ne veux point t’abandonner avant d’avoir accompli ce que je t’ai promis. » Il lui faudra 20 ans pour pouvoir dans la paracha suivante lutter avec «l’homme » et en être vainqueur. Pour l’instant, spectateur dans son rêve, il reprends son chemin, retourne à la réalité terre à terre de la vie. Il ne reste pas sur la révélation qui lui été faite mais va vivre sa vie d’homme et travailler, tomber amoureux, se marier, fonder une famille. Il va apprendre et grandir, s’exercer et se renforcer.
Comme lui, nous avons nos vies, plus ou moins simples ou compliquées. Puissions-nous comme lui, apprendre et grandir, nous exercer et nous renforcer.
Ruth Lévy