« Suis-je le gardien de mon frère ? » הֲשֹׁמֵ֥ר אָחִ֖י אָנֹֽכִי
Une partie de la réponse de Caïn à Dieu lorsque celui-ci lui demande où est son frère
Abel[1]Genèse 4:9 : וַיֹּ֤אמֶר יְהֹוָה֙ אֶל־קַ֔יִן אֵ֖י הֶ֣בֶל אָחִ֑יָ וַיֹּ֙אמֶר֙ לֹ֣א יָדַ֔עְתִּי הֲשֹׁמֵ֥ר אָחִ֖י … Lire la suite… (après avoir nié le savoir), devient une question qui n’a cesse de retentir dans nos esprits et qui traversent sous différentes formes, toute notre tradition.
Elle est intimement liée à la question de la justice, au-delà il me semble de celle de l’amour, bien qu’évidemment elle n’y soit évidemment pas totalement étrangère.
Après le silence des frères et le meurtre d’Abel, Caïn sera banni et portera sur lui un signe, qui en l’identifiant, le protègera d’une éventuelle vengeance, il partira au loin et construira une ville où il s’établira[2]Genèse 4:12-24
Face au texte du Houmach, nous pouvons nous demander légitimement qui chercherait à se venger de la mort d’Abel ? Quelle est la destination du banni, quand le monde semble vide de toute société ? Mais c’est en lisant la paracha Shofetim, que nous allons lier ces questions à ce qu’elles mettent ici en écho, quatre livres plus loin : l’établissement des villes refuges pour les meurtriers sans préméditation, afin de les protéger des vengeances, les règles établissant la nécessité et la responsabilité des témoins pour poursuivre et condamner une personne, l’encadrement de l’exercice judiciaire contre le risque de corruption, le sacrifice de la génisse après la découverte d’un cadavre dans un champs.
Tout ce qui dans l’épisode de Caïn et Abel est en tension, est remis ici dans un espace de justice – dans son sens correctif – transcendante. Les rabbins du midrash saisissent l’illusion des valeurs immanentes, qui sert à Caïn de motif au fratricide et de mise en accusation de Dieu[3]TanHouma Bereishit ב ט : « Je l’ai tué, dit-il, parce que Tu as mis en moi le penchant vers le mal. Tu es le gardien universel et Tu m’as laissé le tuer ? C’est Toi qui l’as tué car si Tu avais agréé mon offrande comme Tu as agrée la sienne, je n’aurais pas conçu de jalousie à son égard ».
La justice dans le judaïsme, et l’un des premiers versets de Shofetim «צֶ֥דֶק צֶ֖דֶק תִּרְדֹּ֑ף»[4]Deuteronome 16:20 : צֶ֥דֶק צֶ֖דֶק תִּרְדֹּ֑ף לְמַ֤עַן תִּֽחְיֶה֙ וְיָרַשְׁתָּ֣ אֶת־הָאָ֔רֶץ אֲשֶׁר־יְהוָ֥ה … Lire la suite… en est peut-être le plus puissant étendard, est une recherche constante, qui prend au-delà de sa codification, des dimensions éthique présentent dans chaque situation.
La justice est un état recherché, qui selon la définition du rabbin Manitou « mesure et conditionne le degré de dévoilement de la présence de Dieu au monde, sa proximité ou son éloignement (…) : l’institution de la justice dans la société est la méditation privilégiée des rapports entres Dieu et les hommes. »[5]KOGINSKY Maurice, Les définitions hébraïques de Manitou – d’après l’enseignement du Rav Yehouda Léon Askenazi, Editions Ormaya, Jérusalem 2006
Le conflit entre les deux frères, dont encore une fois le texte du Houmach ne dit pas grand chose[6]Genèse 4:8 : וַיֹּ֥אמֶר קַ֖יִן אֶל־הֶ֣בֶל אָחִ֑יו וַֽיְהִי֙ בִּהְיוֹתָ֣ם בַּשָּׂדֶ֔ה וַיָּ֥ ׇקם קַ֛יִן … Lire la suite…, permets aux rabbins du midrash de couvrir tous les champs possibles de conflits dans la relation humaine : le conflit économique sur le partage des terres, le conflit religieux sur le lieu qui accueillera le Temple, le conflit sexuel au sujet d’une même femme convoitée[7]Bereishit Rabbah ז ,כב.
Ce qui au début de l’histoire du monde est en construction et remis uniquement à la justice divine, conduit à la génération du Déluge, puis à sa destruction, appelle très rapidement l’impératif – par l’une des lois noaHides d’établir des tribunaux.[8]Genèse 9
La poursuite de la justice est une injonction nécessaire à différents niveaux : Dieu peut être l’idéal de justice, mais cette dimension est inaccessible dans une dynamique historique. La question du bien et du mal, comme soulevée très justement par les rabbins dans la bouche de Caïn est au centre des théories de théodicée – théologie du bien et du mal, et conduit à conditionner la Loi à une co-responsabilité (absolument déséquilibrée) entre Dieu et les humains.[9]Qorban, par Ravid Plotnik. אין לי שום סיבה לבדוק את עצמי, כי זה לא אני – זה אלוהים, זה העולם, זה הכל, הכל מלבדי, כן – Je … Lire la suite… Pourtant, Dieu laisse les humains avec le plus grand outil pour se penser au monde, pour se penser les uns avec les autres : le libre arbitre.
La justice dépasse les convictions morales, elle applique des principes de correction, de sanction, de réparation tikkun qui permettent de penser concrètement le repentir- techouva, l’expiation kapara, le changement chinoui, base pour le pardon, la réinsertion et de mettre au centre de ces processus le principe des responsabilités individuelles et collectives, intrinsèquement liées à la notion de liberté.
Pour le rabbin Eliezer Berkovitz « Recherche la justice c’est libérer celui qui est oppressé Mais comment peut-il être libéré sans que l’oppresseur soit jugé et que l’on mette un terme à l’oppression ! L’histoire n’est pas une école religieuse où on pose la question sur le pardon et sur l’absence de pardon. Tolérer l’injustice c’est tolérer la souffrance humaine. Puisque l’orgueilleux et le puissant qui infligent les souffrances, ne se plieront pas volontairement au discours moral, la responsabilité envers celui qui souffre exige que la justice soit appliquée afin qu’il soit mis un terme à l’oppression. »[10]Eliezer Berkovitz, Man and God, Studies in Biblical Theology, Wayne State University Press, Detroit 1969
Dans l’interpellation de Dieu par Caïn dans le midrash TanHouma[11]TanHouma Bereishit ו ,ט, celui-ci accuse Dieu d’être resté silencieux dans la querelle qui l’opposait à son frère.
La responsabilité dans la poursuite de la justice est aussi de ne pas rester silencieux car le silence perpétue l’injustice. C’est l’absence de dialogue entres les frères, puis la parole conflictuelle du midrash, puis celle du choix moral – du choix du bien, et enfin celle du tiers qui interpellent la responsabilité de Dieu. La paracha Shofetim, ajoute à la responsabilité de la parole témoignage, celle de la parole vérité – puisqu’un témoignage peut entrainer une condamnation à mort.[12]Deuteronome 17:6-7
A la fin de Shofetim, un corps est trouvé dans les champs13, un rituel est mis en place par les juges et les Cohanim – les prêtres, par le sacrifice d’une génisse dans un espace incultivable – un rite de catharsis sociale, pour que le meurtre du frère, ne laisse pas dans l’indifférence la communauté, pour que « les sangs qui crient[13]Genèse 4:10 : וַיֹּ֖אמֶר מֶ֣ה עָשִׂ֑יתָ ק֚וֹל דְּמֵ֣י אָחִ֔יָ צֹעֲקִ֥ים אֵלַ֖י מִן־הָֽאֲדָמָֽה » vers le ciel soient accompagnés des demandes de pardon des humains[14]Deuteronome 21:7-9, qui ont faillis à être des gardiens, mais qui ne projettent pas le crime en dehors de leur humanité. Dieu n’empêche pas le meurtre – les humains assassinent.[15]Qorban, Ravid Plotink – גלים, גלים, בא הכאב, חודר רבדים, רבדים – לנוכח העובדה שזה אני, בגפי, לבדי – Vagues, vagues, vient la … Lire la suite…
Eichmann lors de son procès à Jérusalem, est comme Caïn devant Dieu, il se de- responsabilise en invoquant ses fonctions, comme Caïn il a oublié l’humanité de son frère, il cherche à l’extérieur le responsable de son accusation. C’est un tribunal, une cours de justice du tout jeune Etat d’Israël qui le déclarera coupable et le condamnera, en ayant respecté les principes d’un procès équitable, en n’ayant pas jugé avec la béance de la blessure de la Shoah, mais avec la rigueur de la loi.
« Suis-je le gardien de mon frère ? »
Notre responsabilité envers le monde et notre communauté humaine, responsabilité de déployer et de poursuivre la justice, d’établir une société équitable, une société qui répare.
Dans les midrashim que nous avons évoqués, Dieu ne répond pas à Caïn, mais la justice opère, une première idée de la justice, balbutiants dans sa forme mais porteuse des mêmes puissants enjeux éthiques.
Non pas une réponse aveugle, violente, mais une justice qui choisit la vie, qui laisse ouvert les possibilités du retour, du changement, du pardon.
Dans la paracha Shofetim, les questions de Caïn trouvent des réponses concrètes pour le temps de cette installation en Terre Promise, lieu par excellence promis aux enfants d’Israël pour exercer leur proximité avec l’Eternel, et par là-même l’exigence de la justice.
Les histoires juives, jusqu’à aujourd’hui, et plus largement l’histoire de l’Humanité, nous montre à quel point ces questions doivent demeurer centrales pour penser une justice et maintenir un système de lois éthiques, mais au-delà ancrer en nous cette éthique à un niveau supérieur.
« Lorsque le Saint, béni soit-il lui dit : « Où est Abel ton frère ?
La question de Dieu était peut-être : Où est ton frère ? Où est ta perception de ta fraternité ? Les membres de la communautés dans Shofetim, redeviennent les frères de l’homme trouvé dans le champs. La société admet sa fraternité défaillante, tout en se maintenant dans cet état de responsabilité, puisse cela être un modèle pour nous, apprendre à nous garder du mal et à poursuivre, poursuivre, la justice, la justice.
Références
↑1 | Genèse 4:9 : וַיֹּ֤אמֶר יְהֹוָה֙ אֶל־קַ֔יִן אֵ֖י הֶ֣בֶל אָחִ֑יָ וַיֹּ֙אמֶר֙ לֹ֣א יָדַ֔עְתִּי הֲשֹׁמֵ֥ר אָחִ֖י אָנֹֽכִי |
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↑2 | Genèse 4:12-24 |
↑3 | TanHouma Bereishit ב ט |
↑4 | Deuteronome 16:20 : צֶ֥דֶק צֶ֖דֶק תִּרְדֹּ֑ף לְמַ֤עַן תִּֽחְיֶה֙ וְיָרַשְׁתָּ֣ אֶת־הָאָ֔רֶץ אֲשֶׁר־יְהוָ֥ה אֱלֹהֶ֖יָ נֹתֵ֥ן לְָֽ |
↑5 | KOGINSKY Maurice, Les définitions hébraïques de Manitou – d’après l’enseignement du Rav Yehouda Léon Askenazi, Editions Ormaya, Jérusalem 2006 |
↑6 | Genèse 4:8 : וַיֹּ֥אמֶר קַ֖יִן אֶל־הֶ֣בֶל אָחִ֑יו וַֽיְהִי֙ בִּהְיוֹתָ֣ם בַּשָּׂדֶ֔ה וַיָּ֥ ׇקם קַ֛יִן אֶל־הֶ֥בֶל אָחִ֖יו וַיַּהַרְגֵֽהוּ |
↑7 | Bereishit Rabbah ז ,כב |
↑8 | Genèse 9 |
↑9 | Qorban, par Ravid Plotnik. אין לי שום סיבה לבדוק את עצמי, כי זה לא אני – זה אלוהים, זה העולם, זה הכל, הכל מלבדי, כן – Je n’ai aucune raison de me contrôler, car ce n’est pas moi C’est Dieu, c’est le monde, c’est tout, tout sauf moi, oui |
↑10 | Eliezer Berkovitz, Man and God, Studies in Biblical Theology, Wayne State University Press, Detroit 1969 |
↑11 | TanHouma Bereishit ו ,ט |
↑12 | Deuteronome 17:6-7 |
↑13 | Genèse 4:10 : וַיֹּ֖אמֶר מֶ֣ה עָשִׂ֑יתָ ק֚וֹל דְּמֵ֣י אָחִ֔יָ צֹעֲקִ֥ים אֵלַ֖י מִן־הָֽאֲדָמָֽה |
↑14 | Deuteronome 21:7-9 |
↑15 | Qorban, Ravid Plotink – גלים, גלים, בא הכאב, חודר רבדים, רבדים – לנוכח העובדה שזה אני, בגפי, לבדי – Vagues, vagues, vient la douleur, pénètre des couches, des couches Étant donné que c’est moi, tout seul, seul |